Gide et ses racines protestantes

À Maurice Barrès, le chantre de l’enracinement, Gide répliquait ironiquement : « Né à Paris, d’un père uzétien et d’une mère normande, où voulez-vous, monsieur Barrès, que je m’enracine[1] ? » En vérité, par tous ses ascendants, Gide plongeait ses racines dans le protestantisme : les Rondeaux, du côté maternel, une dynastie normande de marchands et de filateurs ; les Gide du côté paternel, descendants d’un Piémontais émigré en Languedoc au XVIe siècle. Parmi les grandes figures de la famille, on peut mentionner Tancrède Gide, le grand-père d’André, président du tribunal d’Uzès pendant vingt-neuf ans, et Paul Gide, son père, professeur à la Faculté de droit de Paris et spécialiste de droit romain, qui s’était adonné par goût à l’étude du droit comparé. Son domaine de spécialité le portait vers le droit de la famille. À cette lignée de juristes, il faut encore ajouter l’économiste Charles Gide, « l’oncle Charles », qui fut, après la mort de Paul, le tuteur d’André. Charles Gide, qui fut professeur au Collège de France et un ardent deyfusard, admira, bien avant son neveu, la Russie des Soviets et l’y précéda d’une quinzaine d’années.
Protestant malgré tout
Publiée en 1919, La Symphonie pastorale, le récit le plus célèbre de Gide, apparut à certains comme un reniement du protestantisme. L’histoire, comme on sait, se présente sous la forme d’un journal que tient le pasteur de La Brévine, village pauvre et glacial du Jura suisse. Lors d’une de ses tournées, en plein hiver, le pasteur recueille une jeune fille misérable, aveugle de naissance et orpheline, une enfant sauvage dont il entreprend tout à la fois l’éducation et la formation spirituelle. Ses efforts sont bientôt couronnés de succès. Mais la tendre affection que lui porte son père adoptif change de nature, sans que lui-même ni la jeune fille, Gertrude, ne se rendent compte de leur attachement amoureux[2]. Amélie, la femme du pasteur, et Jacques, son fils, ne sont nullement dupes quant à eux. Non sans pharisaïsme, le pasteur se défend contre l’argumentation de Jacques, et oppose à la loi morale dictée par saint Paul, le fondateur de l’Église chrétienne, la loi d’amour professée par Jésus, cette loi de liberté et de joie qu’il prétend suivre aveuglément.
On reconnaît ici un thème cher à Gide, qu’il projetait de développer dans un essai intitulé Le Christianisme contre le Christ qui le hanta pendant plus de vingt ans et qu’il ne devait jamais écrire. Dans ce livre, il entendait montrer comment, successivement, catholicisme et protestantisme avaient trahi le message de Jésus. Formules extensives à l’origine, puis devenues effroyablement restrictives, les deux Églises avaient substitué aux paroles émancipatrices du Christ un devoir écrasant, un joug insupportable. Gide se sentait vocation à dénoncer cette double imposture et ce scandale. C’est ainsi à peu près qu’il se voyait dans ses moments d’exaltation : il était le prophète et le Christ d’une nouvelle annonce, le héraut d’une bonne nouvelle qui libèrerait l’humanité de la servitude éternelle.
Voici ce qu’écrivait en 1910 dans son Journal ce protestant de culture et de réflexe, ce protestant malgré tout : « Mais mon christianisme ne relève que du Christ. Entre lui et moi, je tiens Calvin ou saint Paul pour deux écrans également néfastes. Ah ! si le protestantisme avait aussitôt su rejeter saint Paul ! Mais c’est à saint Paul, non au Christ, que précisément Calvin s’apparente »[3]. L’année suivante, en 1911, il revenait sur cette idée : « Qu’il ait nom saint Paul, Luther, Calvin, je sens à travers lui toute la vérité de Dieu se ternir »[4].
Frank LESTRINGANT, professeur à l' Université de Paris-Sorbonne.
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[1] André Gide, « À propos des Déracinés de Maurice Barrès », Essais critiques, éd. Pierre Masson, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 4.
[2] La meilleure exégèse est celle d’Isabelle Cani, « Le pasteur réformé, figure de l'impossibilité d'être chrétien. En relisant La Symphonie pastorale de Gide », Foi & Vie, hiver 2007, n° 1, mars 2007, p. 34-51.
[3] André Gide, Journal, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 637.
[4] André Gide, Journal, t. I, p. 687 : « Feuillets » de l’année 1911.
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